
L'auteur de l'article est Dominique Bocquet, enseignant à Sciences Po Paris et à l'INSP (école ayant succédé à l'ENA). Il a été secrétaire général du Mouvement européen, directeur de cabinet du ministre français de la Coopération, puis, de 2008 à 2012, chef du Service économique de l'ambassade de France à Rabat. Il est aussi chercheur au Policy Center for the New South. La revue Commentaire, qui détient les droits, donne son plein accord à la publication intégrale dans L'Economiste de l'article paru à Paris dans sa livraison du 15 juin 2023 Commentaire est une revue fondée à Paris en 1978 par le philosophe français Raymond Aron, spécialiste des relations internationales. C’est une revue intellectuelle et politique, qui fait autorité depuis 45 ans grâce à sa réputation de rigueur. L'article de Bocquet est sur le site de la revue Commentaire https://commentaire.fr
Le retour triomphal de Donald Trump à la Maison Blanche fait suite à une campagne caractérisée, entre autres, par un protectionnisme sans fard, revendiqué comme une stratégie gagnante et, de fait, électoralement payante.
C’est une composante du thème America First. Les proclamations protectionnistes s’inscrivent dans un isolationnisme affiché faisant l’impasse sur leur coût politique pour les Etats-Unis. A ces proclamations, il est tentant d’opposer des doutes sur la faisabilité du protectionnisme en ce deuxième quart du XXIe siècle.
La science économique et l’expérience sont l’une et l’autre formelles quant aux méfaits du protectionnisme: amputation du pouvoir d’achat, création de rentes, anémie de la productivité et de l’innovation, sans oublier l’enchaînement pernicieux des rétorsions…
De plus, l’approfondissement des échanges rend sa mise en œuvre malaisée. L’impact sur le pouvoir d’achat guette plus que jamais. L’arme est à double tranchant pour les industries à «protéger», devenues fortement tributaires, elles-mêmes, de composants importés. A cela s’ajoutent les obstacles juridiques dus aux règles de l’OMC et, si on les balaye, les représailles légales des partenaires lésés. D’aucuns en déduisent qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.
C’est oublier deux éléments qui, désormais, conditionnent la politique commerciale:
- Le premier est le retour de balancier après le grand cycle libre-échangiste des décennies récentes. Les gains ont été considérables mais ils subissent la loi des rendements décroissants. Aujourd’hui, ils ne suffisent plus à balayer les oppositions que soulève – et a toujours soulevé – le libre-échange. Une forme d’épuisement historique frappe ce dernier. L’évolution des esprits, comme souvent, amplifie le tournant induit par les données objectives.
- Le second élément est l’utilisation de l’arme protectionniste à des fins, non plus économiques, mais politiques, ceci dans la logique transactionnelle étendue qui inspire désormais la politique étrangère des Etats-Unis.
Cette utilisation s’inscrit dans une politisation croissante des décisions économiques, observables depuis des années. La rivalité pour le leadership mondial entre les Etats-Unis et la Chine en est l’un des facteurs. Les facteurs identitaires en sont un autre. Ils ont fait irruption dans la vie politique intérieure de nombreux pays, expliquant en grande partie la vague populiste.
Après avoir goûté aux bienfaits du commerce international, les populations ne leur accordent plus la même valeur. Celle-ci n’est pas, pour autant, ramenée à zéro dans la réalité.
Ainsi, un vaste espace rhétorique s’ouvre au protectionnisme. Mais sa faisabilité réelle est plus restreinte, ce qui incite à scruter le rapport entre le discours et les actes.
A l’origine un double contre-choc
La mondialisation a déclenché deux contre-chocs distincts. L’un est dû à l’immense extension marchande qu’elle a provoquée. L’autre tient à la convergence politique qu’au contraire elle n’a pas engendrée. Ces deux éléments nourrissent l’un et l’autre le retour du protectionnisme.
Entre le mitan des années 1980 et la crise financière de 2008, le commerce a connu une expansion sans précédent, sous toutes les latitudes. L’Union européenne a construit un marché continental sans frontières intérieures. L’Europe de l’Est, Russie comprise, a reconnu la faillite de l’économie planifiée. L’Amérique latine a tourné le dos aux stratégies de substitution aux importations. La Chine a jeté son énorme masse dans la danse de l’économie de marché, avec un brio stupéfiant. La plupart des pays en développement attendent désormais leur salut économique des exportations.

L’ouverture commerciale a généré des gains massifs d’efficacité et de pouvoir d’achat mais, justement: certains se demandent si les principaux bénéfices ne sont pas derrière nous, du moins dans les pays développés.
Le raisonnement marginaliste a pu, dès lors, être retourné contre le protectionnisme.
L’interpénétration des tissus productifs et la mondialisation des firmes ont atteint un stade jusque-là inenvisageable. Les progrès de la logistique et des nouvelles technologies ont permis un approfondissement de la spécialisation, d’un composant à l’autre, pour des biens qui en comptent souvent des milliers, voire davantage. Comme l’avait montré Suzanne Berger dès 2006, un produit peut franchir la frontière plusieurs fois, le but étant de recevoir des transformations ou des additions de pièces supplémentaires là où les conditions s’y prêtent le mieux, notamment en termes de coût, disponibilité ou qualification de la main-d’œuvre.
Comme souvent en économie, un phénomène de mode s’est ajouté aux opportunités avérées. Certaines délocalisations ont été motivées par des gains modestes.
Les réticences hexagonales à l’accord de libre-échange UE-Mercosur signé en 2024 sont révélatrices. Dans cet accord, les perspectives d’importations agricoles vers l’Union européenne sont limitées et encadrées. Mais, comme l’a montré Denis Tersen, les gains français à l’exportation permis par cet accord sont trop minces pour que les politiques soient prêts à l’assumer. L’aéronautique, enjeu offensif français majeur, est par exemple déjà exonérée de droits de douane en vertu d’un accord GATT spécifique. En termes d’ouverture commerciale, il n’y a plus de progrès à attendre dans ce secteur.
Côté inconvénients, les dépendances et pénuries apparues lors de la crise Covid ont servi de révélateur. Gains amenuisés d’un côté, interdépendances aiguës de l’autre: la prise en compte des risques vient ternir encore plus le bilan coûts-avantages de l’ouverture commerciale.
A cela s’ajoutent les coûts du transport, qui mobilisent contre le commerce international un réflexe écologique. Le transport est associé à une série d’externalités environnementales négatives, notamment des émissions carbones significatives. Ces dernières sont exorbitantes dans le cas du transport aérien de certaines marchandises (par exemple les fruits et légumes de contre-saison).

Rendre hommage aux professionnels
L'institut Petersen a construit un indice synthétique d’ouverture commerciale. Les résultats peuvent être résumés comme suit. A partir de la fin du XIXe siècle, les échanges ont oscillé entre 10% et 20% du PIB mondial, avant de s’effondrer du fait de la crise de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale. L’après-guerre (Plan Marshall, GATT, Dillon Round, Kennedy Round…) a vu un redressement vers les 20%, puis une progression régulière conduisant à dépasser les 30% dans les années 1970, taux déjà historiquement inédit. A partir de ce seuil, les années 1980, 1990 et 2000 ont vu un quasi-doublement, l’indice atteignant en 2008 la valeur de 60%. Depuis la crise financière, il a oscillé entre 50% et 60%.
Le trouble identitaire et la mondialisation

AU-delà même du commerce, la mondialisation a revêtu de multiples aspects: finance, technologies, réseaux en tous genres. Ils lui ont donné le visage d’une intégration en profondeur, défiant le pouvoir des Etats au point d’insécuriser les populations.
Le trouble causé par la mondialisation n’est pas étranger à la repondération qui s’opère dans l’esprit des citoyens entre préoccupations économiques et aspirations identitaires.
Les mécanismes du retour en force de ces aspirations ont été magistralement analysés dans un livre de Francis Fukuyama, hélas non traduit en français, Identity. En néo-hégélien, il met en garde contre la surestimation des motivations économiques, un travers dans lequel tombent, à la fois, les héritiers de Marx et ceux de Smith, Ricardo et Friedman. Selon lui, le besoin le plus important de l’être humain est la dignité, qui suppose de voir son identité respectée et son statut reconnu.
Fukuyama développe un argument très convaincant: même la consommation et l’accès aux biens, symboles par excellence du matérialisme de nos sociétés, peuvent être mus par le désir de renvoyer une image de soi. Ce mobile a souvent un pouvoir explicatif supérieur à celui des besoins directement matériels. Les yachts des milliardaires en sont un exemple. Mais le même mobile se retrouve dans la classe moyenne, avec le «Keep up with the Jones» des manuels d’économie et le poids du regard des autres dans certains achats de biens.
Avec la réduction de la pauvreté absolue et les gains du libre-échange, les considérations matérielles voient leur importance relative diminuée.
Les aspirations identitaires gagnent, quant à elles, en acuité: identification au territoire, besoin de sécurité culturelle, aspiration à voir les autorités en situation d’agir. La littérature s’est emparée de ces aspirations.
Hillbilly Elegy, le livre de James David Vance, a été un best-seller en 2016, huit ans avant que son auteur ne soit propulsé à la vice-présidence des Etats-Unis. Traduit (quant à lui) en français dès 2018, il relate l’enfance de l’auteur dans les Appalaches. Cette vaste région à cheval sur plusieurs Etats a été touchée par la désindustrialisation. Ses personnages sont frappés par la pauvreté mais également par une perte identitaire avec la disparition d’industries qui faisaient la fierté de leur territoire.
Tel est le vécu d’une partie des habitants du «mur bleu», ces régions traditionnellement démocrates qui ont basculé en faveur de Trump en 2016 et, de nouveau, contribué à sa victoire en 2024.
En Angleterre, les livres de Jonathan Coe racontent quant à eux des destins aux prises avec les évolutions sociétales. Tel est, notamment le cas de The Middle of England, paru en 2018 mais dont l’action débute en 2010, six ans avant le référendum ayant conduit au Brexit.
A sa manière, l’Institut Petersen a pris acte de l’évolution des esprits: le slogan It’s the economy stupid n’a plus la même valeur. Alors, faut-il désormais dire Identity stupid?
En tout cas, les appels à la souveraineté économique résonnent y compris au sein de l’Union européenne, qui tente d’amender son logiciel.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

Demain 2e partie |